Les Lansquenets
3 Juin 2020, par Leo
Un regard acéré, une moustache fière, la pose sûre un brin arrogante, vous avez peut-être déjà levé vos yeux vers les trois lansquenets qui gardent notre belle Strasbourg.
Le premier garde encore la rue des Hallebardes, au numéro 7, trace d’une demeure précédente. Le deuxième surveille toujours les anciens docks au 4, quai de la Bruche. Le troisième trône sobrement au pignon du 7, Faubourg National. Trois personnages d’une autre époque qui ne se laissent guère impressionner par les foules passantes ; une contenance digne des Beefeaters de la tour de Londres, ces gars en rouge à l’énorme toque noir qu’on embête presque par principe.
Le trio de soldats est habillé du même style du XVIè siècle, lorsque leur prestige était à son comble. Ils nous figurent un type de soldatesque qui s’est forgé une réputation déjà au XVè grâce à leur pratique martiale des armes longues : les lansquenets (francisation de “Landsknecht”, all. “valet du pays”, notant ainsi la provenance rurale de ces soldats).
A leur flanc se dresse l’arme emblématique de ces troupes, la hallebarde, mélange entre une lance, une hache et ce crochet arrière qui permettait d’arracher les chevaliers de leurs montures. Les premières versions de celle-ci sont ancrées dans une tradition martiale chinoise depuis bien longtemps, mais la version européenne naît dans les cantons de la confédération helvétique en un temps où leur neutralité n’était pas encore acquise. Il leur fallait une arme que des fantassins d’une population bigarrée, non noble, puisse opposer au sang bleu pourvu de cavalerie. Et voilà que la “Helmbarte” (Helm vieil all. “manche” et Barte “hache”), francisée plus tard en “hallebarde” se popularise autour des montagnes, de la Lombardie italienne aux pentes douces de la Rhénanie, en passant bien sûr par l’Alsace et ses villes.
Pour mieux s’approprier l’image de cette arme qui changea la balance militaire de l’époque, allez donc vous aventurer dans la rue des Hallebardes de notre cité, à deux pas de la cathédrale. Vous les verrez encore décorer les façades de maisons dont certaines se dressaient déjà là lorsque les armuriers les forgeaient en leur rez-de-chaussée.
Ou si l’envie vous prend d’en voir de plus près, laissez donc vos pas vous distraire un jour pluvieux ou en recherche de fraîcheur dans le musée historique de Strasbourg, qui en garde bien sûr une belle collection.
Revenons à nos lansquenets, soldats qui s’illustrent donc par leur capacité à faire face autant à des fantassins qu’à de la cavalerie. Le terme finit par définir plus précisément les troupes de mercenaires, en général allemands, qui se faisaient embaucher un peu partout pour leur efficacité sanglante, réponse militaire aux piquiers suisses qui avaient inauguré le genre. Et bien sûr, la hallebarde n’était pas leur seule compagne, ils s’armaient surtout de longues piques de six mètres, les plus riches et plus habiles d’arquebuses et d’espadons même (long tranchoir à deux mains qu’on imagine bien dans les mains d’un équarrisseur).
D’ailleurs pour le détail, si vous regardez bien nos trois gardes strasbourgeois, leurs vêtements bouffants semblent bien léger pour une protection. Leur armement particulier justifiait selon eux de sacrifier la protection à la mobilité, et on imagine bien le concours de faste vestimentaire dans une troupe où celui-ci est le reflet de son habileté au combat.
Pour revenir à nos lansquenets au sérieux de pierre, ils ne sont pas un hasard. Le premier, quai de la Bruche, décore une ancienne auberge “Zuom Dreibel” (vieil all. “Au Raisin”), qui d’ailleurs étanche toujours les soifs sous le nom “Au fantassin”, probablement en référence à leur ancien gardien. Et lorsque la statue fit son apparition, ces quais étaient encore une station de péage, avec l’entrée de l’Ill. Il était commun de voir de tels flamboyants uniformes se balader sur ces quais, soit à la gloire du denier et à la protection de la collecte de ceux-ci, soit juste de passage vers d’autres rivages. Sans oublier les bateliers, qui eux-mêmes ne se privaient pas d’embaucher, ou de porter les armes sur des cours d’eaux loin d’être aussi sûrs qu’aujourd’hui.
Pour le second dans la rue des Hallebardes, l’évidence du nom de rue frappe l’esprit : quoi de plus naturel pour un armurier de racoler ses clients avec une belle statue montrant la classe décontractée à laquelle on peut prétendre si l’on se porte acquéreur d’une lame chez lui.
Le troisième au Faubourg National trouva sa place bien avant le bâtiment actuel lui-même, lorsque les lieux étaient encore le “poêle”, c’est-à-dire le siège, de la corporation des jardiniers, construit vers 1600. Un symbole de puissance probablement pour rappeler à tous que même si pauvres, les jardiniers jouissaient du droit de bourgeoisie, de vote et d’appartenance à la vie citadine.
Discrètement visibles, nos soldats nous regardent toujours de leurs perchoirs vieillis. Mais ils ne sont pas seuls ! Témoin d’une autre époque encore, je vous enverrais bien dire bonjour à l’Homme de Fer, dont Matthias raconte l’histoire dans un autre article. Ou alors, si vous en voulez plus maintenant que vous êtes appâtés, venez donc à nos visites guidées, et découvrez le monde fascinant des êtres immobiles peuplant les façades strasbourgeoises !
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